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La fin de l’Homme comme jeu de société


Cioran et compagnie
PUF, 2005

La fin de l’Homme comme jeu de société

« Auden jugeait les biographies d’écrivains toujours superflues et souvent de mauvais goût. Je me garderai bien d’écrire celle de Cioran. Quelques souvenirs suffiront. Et le plaisir de divaguer – avec ou sans lui. » Le programme que s’est fixé Roland Jaccard dans Cioran et compagnie semble sage dans ses principes ; sa réalisation l’est un peu moins. Ses confessions de vieil homme sarcastique face à sa propre fin s’écartent des sentiers hardus et désolés de l’écrivain roumain pour s’enliser dans des badinages sociaux de moindre envergure.

La communauté du désespoir

Ami et admirateur du « dieu de la catastrophe », Jaccard entremêle anecdotes et commentaires sur Cioran et sur la « compagnie » mentionnée dans le titre léger : écrivains et philosophes désespérés, si possibles suicidés, se relaient dans une célébration érudite et acerbe du « savoir nocturne » dont Cioran est désormais le chantre incontesté – vainqueur de Schopenhauer. Prennent place au panthéon des lucides ténébreux Otto Weininger, le hongrois Imre Kertesz, Clément Rosset, Paul Rée, et beaucoup d’autres, qui ne peuvent qu’intéresser le lecteur de Cioran – comme ils ont/auraient intéressé Cioran lui-même.
Le style est souvent mordant, le rythme rapide, surtout dans les premières pages de ce livre composé de courts chapitres, petits essais ou récits condensés qui ont bien intégré l’esthétique du fragmentaire à laquelle Cioran s’est partout adonné. La fraternité d’esprit qui a soudé l’amitié entre Cioran et Jaccard est très sensible dans ce livre hommage, non seulement dans le discours sur la mort ou sur le suicide, mais aussi dans le ton, autrement juste que tout essai trop rigoureux. Loin d’un Salut l’artiste laid et plat, artificiel et livresque, Jaccard se laisse guider par ses souvenirs pour restituer un Cioran voyou, à l’humour ravageur, arnaqueur détaché, désabusé mais amusé, dont les livres constituent l’escroquerie la plus réussie : ils auront permis à Cioran de vivre 84 ans sans rien offrir à la vie que son pessimisme, et même de devenir pour cela une véritable star (Jaccard propose plusieurs anecdotes délectables à ce sujet).

Un peu de tenue, l’ami !

Mais si Jaccard nous parle de Cioran, ce n’est pas vraiment parce qu’il en parle bien, ni même pour parler de Cioran, mais parce que Cioran a beaucoup compté pour Jaccard, et que Cioran et compagnie est le livre-bilan de la vie de Jaccard, dans lequel il s’abandonne aux interrogations poétiques d’un vieil homme face à la mort, et aux plaisirs de la mémoire, à défaut des plaisirs de la chair. Même s’il est, ce faisant, fidèle à l’injonction cioranienne de parler de soi, et non des autres, c’est ici que le livre perd de sa profondeur, et - excusez le mot - de sa «cioranicité».

Jaccard fait le point sur sa vie de littérateur, de cinéphile et d’anti-psychanalyste « froid et calculateur » — portrait d’un intellectuel suisse marginal, trop étranger à la chaleur humaine roumaine pour nous être aussi sympathique. Quant il en vient à ses tourments de vieillard passablement libidineux, les bons mots d’un homme moins « cruel » qu’indolent ne rachètent plus une franchise que Cioran aurait considéré comme une faute de goût, lui qui – Jaccard le souligne in extremis – n’a jamais rien confié de sa vie amoureuse, ni dans les livres ni dans la conversation. Aux antipodes de l’élégance pudique de Cioran (que l’aventure avec Friedgard Thoma ne saurait souiller), le défilé de petites japonaises peinant à sauver le vieux Jaccard est aussi fade que Lost in translation, film mentionné à deux reprises et qui fait assurément tache à côté de Hofmannsthal ou de Takuboku.

Et si l’on songe à Woody Allen, ce n’est alors plus pour l’humour et l’obsession de la mort, mais plutôt pour son trop célèbre remariage et sa tendance au graveleux (tout de même assez maîtrisée par le génie new-yorkais).
Tout Cioran et compagnie en pâtit finalement : en laissant espérer qu’il pouvait s’agir du meilleur livre écrit sur Cioran, dans certaines pages fort réussies, plus « dans le ton » cioranien que tout essai un tantinet systématique, Jaccard a placé la barre trop haut, et peine à s’y tenir au-delà du premier tiers de son œuvre, sombrant ici et là dans une facilité par ailleurs assumée.

L’élève piégé par le maître

En dernier lieu, Jaccard scande trop le mépris de Cioran envers le littéraire et l’écriture comme expression de soi (on écrit toujours trop), pour ne pas tomber lui-même sous le coup de cette condamnation. Le chapitre sur Nietzsche est symptomatique : alors que la fine critique de Cioran contre l’enthousiasme grossier de la prophétie du Surhomme fait mouche, les ajouts du suisse Jaccard desservent, par leur injustice et par leur lourdeur (« Nietzsche (…) nous gavait. (…) c’étaient les montagnes russes au Luna Park »), à la fois la thèse soutenue et les deux hommes qui la soutiennent : c’est qu’une blague hilarante dans la conversation, dans l’euphorie de l’instant, peut s’avérer médiocre une fois couchée sur l’éternelle blancheur du papier. (Cioran s’en est d’ailleurs rendu compte après la publication de ces provocations sans grand relief – au sein de l’œuvre entière - que sont les Syllogismes de l’amertume.)
Roland Jaccard bénéficie assurément d’un point de vue particulier pour comprendre Cioran, et l’on doit le remercier pour son témoignage, unique, associé à cette indépendance d’esprit qui a d’ores et déjà assis la réputation de la plume alerte de L’Imbécile (la revue) ; il semble pourtant que ce franc-tireur ait lui aussi été escroqué par l’écrivain roumain, lorsqu’il confie avoir cru à l’une de ses assertions pleine de modestie et d’humour, ainsi : « le grand secret en art est de ne pas se donner de la peine (…) c’est aussi la leçon que j’ai retenue de Cioran : “quelques aphorismes bâclés sont bien suffisants pour ces pauvres Français” ». Jaccard a bien appris la pose amère et nonchalante de Cioran, mais celle-ci ne vaut pas grand’chose lorsqu’elle ne sert plus à masquer une profondeur incompatible avec les relations humaines, lorsque le masque frivole élude trop le visage grave.
Peut-être touchons-nous ici à la différence entre l’écrivain, superficiel à ses heures par nécessité sociale, et le chroniqueur, superficiel par déformation professionnelle : mais qu’importe ? Laissons donc Jaccard en paix, comme il le demande, dans son Extrême-Orient factice de « hara-kiri school girls » ridicules – et sachons lui gré d’affûter notre désir et notre plaisir de relire Cioran.

Nicolas Cavaillès
(mars 2005)

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