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Mircea Eliade sobre Cioran

..."Como eu admiro E. M. Cioran por sua incomparável maestria na arte epistolar. Penso que penetrei seu segredo: Cioran nunca escreve uma carta por força de obrigação, ou porque não tem nada melhor a fazer, mas somente quando ele sente a necessidade de se comunicar com alguém, seja amigo ou estranho. E sua carta reflete seu ânimo no momento, um ânimo atemporal de qualquer modo -- de qualquer maneira, além do momento histórico."...

Em seu diário - Sem Lembranças (1057-1969) - Universidade de Chicago Press
Traduzido do Inglês para o Português por Richard Costa

Olavo de Carvalho sobre Cioran

..."Cioran não pode ser lido ao pé da letra, senão você estoura os miolos, coisa que ele próprio não fez, o que mostra que estava ciente da dose de ironia dos seus escritos (ele dizia que era um farsante e que as pessoas perceberiam isso se o compreendessem). Cioran assume a palavra em nome do demônio, acusador da humanidade, e nos desafia a assumir a responsabilidade da defesa. Jogando entre verdades patentes e exageros verossímeis, ele sempre nos deixa uma brecha salvadora, e é precisamente nesses hiatos, nessas falhas propositais da sua argumentação, que reside o mais inteligente da sua obra, na verdade mais pedagógica ou psicoterapêutica do que filosófica. Cioran pode induzir você ao desespero, à resignação estóica ou a uma retomada da fé e da esperança. Ele pode ser um veneno ou um remédio: você decide."...

Olavo de Carvalho.org - Filosofia não é para os tímidos
Entrevista de Olavo de Carvalho a Zora SeljanJornal de Letras, da Academia Brasileira
julho de 2000

A beleza das flamas


A beleza das flamas jaz em sua estranha magia, além de toda proporção e harmonia. Sua diáfana chama simboliza tanto graça quanto tragédia, inocência e desespero, tristeza e volúpia. A ardente transcendência tem algo da leveza de grandes purificações. Quisera que sua ígnea transcendência me enlevasse para o alto e me lançasse em um mar de flamas, onde, consumido por sua delicadeza e suas insidiosas línguas, eu morreria uma morte extática. A beleza das flamas cria a ilusão de uma morte pura, sublime, similar à luz da aurora. Imaterial, a morte em flamas é como uma ardência de leves, graciosas asas. Apenas mariposas morrem em flamas? E quanto àqueles que são devorados pelas flamas em seu interior?

from EM Cioran's book "Pe culmile disperarii" - Bucuresti, Romania 1934
Traduzido do Inglês para o Português por Richard Costa

The beauty of flames

The beauty of flames lies in their strange play, beyond all proportion and harmony. Their diaphanous flare symbolizes at once grace and tragedy, innocence and despair, sadness and voluptuousness. The burning transcendence has something of the lightness of great purifications. I wish the fiery transcendence would carry me up and throw me into a sea of flames, where, consumed by their delicate and insidious tongues, I would die an ecstatic death. The beauty of flames creates the illusion of a pure, sublime death similar to the light of dawn. Immaterial, death in flames is like a burning of light, graceful wings. Do only butterflies die in flames? What about those devoured by the flames within them?

from EM Cioran's book "On the Heights of Despair."

Cioran and Tutea


Petre Tutea despre Cioran


..."Cioran e o inteligenta pura. Pai, pentru ca sa te fatai ca el prin Paris, trebuie sa ai inteligenta. Ca acolo inteligenta este! Are o singura trasatura inadmisibila in fiinta lui: e neconsolator. Eu m-as intalni cu Cioran in nelinistile mele, care seamana cu ale lui, iar el s-ar intalni cu misticismul meu in lirismul lui. In ce priveste cearta lui cu Divinitatea, eu sper ca Cioran sa nu moara aici unde s-a nascut, cum a murit Kant. Eu pe Cioran il vad impacat in amurg cu sine, cu Sfantul Apostol Pavel si cu Absolutul divin, pentru a nu muri in lumea aceasta. Ceea ce e ciudat la Cioran nu e nelinistea de a fi om, ci nelinistea de a fi roman."...

Petre Tutea - 322 de vorbe memorabile ale lui Petre Tutea - Humanitas.ro

Un fanatique sans credo

Cioran, auteur secret, a un public secret. Des complices nombreux et contradictoires. Il rassure même l'intelligentsia. Bien à tort...

J'ai rencontré Cioran dans son petit appartement du Quartier latin, à deux pas du théâtre de l'Odéon. Gabriel Matzneff s'était joint à nous. Autour d'un verre de vin, nous avons agité nos chimères communes : la décadence, les vieux Romains, la philosophie tragique, le suicide... Cioran nous dominait de ses élans sans passion. Il est revenu de plus de choses que nous. Il est revenu de tout. Dans sa jeunesse, il fut l'arrogance philosophique
personnifiée. II est revenu de la philosophie. Mais aussi du
romantisme et du bouddhisme. II est retourné au scepticisme de ses débuts. Il pense que le monde est horrible, que cette horreur nous remplit. Que ce qui pourrait nous en consoler, nous en distraire au sens propre, n'est qu'illusion ou supercherie.

Depuis trente ans, des Syllogismes de l'amertume à la Tentation
d'exister
, il ne cesse d'approfondir le même sillon avec toute une
série de textes et surtout d'aphorismes, où « le mot est dieu », qui
représentent le minimum du compromis avec l'écriture, le minimum de trahison par rapport au silence.

Le même sillon en effet. Tout projet est une « forme camouflée
d'esclavage » ; toute conviction, une « folie ». La vie est « le
plus grand des vices » : c'est « pourquoi on a tant de peine à s'en
débarrasser». La mort est « un état de perfection, le seul à la
portée d'un mortel » ; la vieillesse, « la punition d'avoir vécu ».
Cioran écrit: « Même quand rien ne se passe, tout me semble de
trop », « tout est rien, y compris la conscience du rien » ; «
l'unique frénésie dont nous soyons capables est la frénésie de la
fin » ; « soyons confiants, misons sur la catastrophe ». Il cite un
auteur japonais : « Seule une fleur qui tombe est une fleur
totale »
- avec ce commentaire : « On est tenté d'en dire autant
d'une civilisation »
.

Le pire est urgent

Du pessimisme ? Nullement. Cioran n'a pas le complexe de Cassandre.
Le pessimisme consiste à prévoir le pire. Cioran ne fait qu'en
proclamer l'urgence. Ce sont les choses elles-mêmes, non le cours
qu'elles suivent, qui sont insupportables. De vains moralistes ont
reproché à Cioran de désespérer les esprits faibles. Quelle erreur !
On ne désespère jamais que les désespérables. Les autres, de la vue
des abîmes, peuvent tirer des forces nouvelles. Et puis, quelle
sottise de toujours raisonner par les conséquences. Cioran a choisi
pour maxime : « Détachement du fruit de l'acte ». Ce qui, selon les
tempéraments, peut conduire à s'abstenir de l'action ou, au
contraire, à les multiplier - sans s'inquiéter de leurs effets.
Croire que l'absence d'illusions équivaut au désespoir jette
vraiment un jour révélateur sur la nature des idées qu'on porte...

A l'écart de la versatilité française, E.M. Cioran, fils d'un pope
orthodoxe roumain, fait partie de ces auteurs secrets dont le
public, lui aussi, est secret. Son style admirable, son éloignement
des factions, lui ont valu des complicités très diver-ses. La gauche
elle-même, rassurée (bien à tort) par son apologie du détachement, a
fini par entrouvrir ses portes à ce grand penseur réactionnaire
qui ose écrire : « Dès qu'on sort dans la rue, à la vue des
gens, "extermination" est le premier mot qui vient à l'esprit »
. Ou
bien : « La tolérance n'est, en dernier ressort, qu'une coquetterie
d'agonisants. »
Ou encore : « Serf, ce peuple bâtissait des
cathédrales ; émancipé, il ne construit que des horreurs !»


Contre Babylone

On est frappé des convergences de cette pensée avec celle, plus
strictement philosophique, d'un auteur comme Clément Rosset, qui,
lui aussi, proclame la nécessité de penser le pire et de se défaire
des illusions qui sont autant de « doubles » du réel. Pour Rosset,
le « discours du pire » est reconnu d'emblée comme le seul discours
à la fois nécessaire et possible. Nihilisme positif, qui repose sur
l'affirmation du rien, non sur la néga-tion du tout - et qui fonde
la possibilité même d'une philosophie tragique.

Enfin et surtout, la pensée de Cioran, comme toute autre pensée un
peu forte, est essentiellement contradictoire. Cela apparaît
clairement dans son dernier livre, intitulé Écartèlement. D'un côté,
par exemple, Cioran dénonce l'histoire et aspire puissamment à sa
fin. L'histoire est pour lui l'« abominable Clio » : une « odysée
inutile », un « paradis de somnanbules ». De l'autre, il s'en prend
à la décadence contemporaine sans dissimuler combien elle est liée
au dépérissement de l'énergie orgueilleuse qui, de tous temps, fut
le moteur de l'histoire. Avec un brin d'amertume, Cioran me dit : «
La Roumanie n'eut pas d'histoire. » (De l'inconvénient d'y être né).
Mais si l'histoire n'a pas de sens, comme il le souligne également,
comment être sûrs que nous allons vers sa fin ?

Même contradiction en ce qui concerne la vie. Cioran semble affirmer
qu'on ne peut avoir à la fois l'intelligence et la vigueur. La
maladie lui ap-paraît comme un début de sagesse : le plus sot des
malades, du fait de son état, est tenu à un minimum de réflexion.
Mais en même temps, il professe une évidente nostalgie de la «
grande santé », de ces forces vitales que le développement du sa
voir n'a pas encore paralysées. Il cite ce mot de Carl Gustav
Carus : « Si l'on pouvait enseigner la géographie au pigeon
voyageur, du coup son vol inconscient, qui va droit au but, serait
chose impossible ».

Jusque dans ces contradictions, Cioran s'inscrit en fait dans tout
un courant de « pessimisme culturel », qui va de Gobineau à
Montherlant en passant par Spengler. Sa pensée est gouvernée par le
dégoût : « un dégoût à en perdre l'usage de la parole et même de la
raison ». Comment, dès lors, ne pas évoquer l'œuvre de Montherlant ?
Caton, dans La Guerre Civile, « regarde à droite, il regarde à
gauche, il regarde en haut, il regarde en bas, et il ne trouve que
de l'horrible ». Alvaro, dans La Reine morte, s'exclame : « Mon pain
est le dégoût. » Comment ne pas évoquer Montherlant, qui déclarait
en mars 1971 au journal Matulu : « Je suis indigné par le peu que je
vois, le peu que je lis, le peu que j'entends du monde extérieur. Un
monde que j'écarte de moi le plus possible, sinon je vivrais dans un
dégoût perpétuel. » Ou le Drieu qui écrivait en 1934 : « Je souffre
pour le corps des hommes... Horrible de se promener dans les rues et
de rencontrer tant de déchéances, de laideurs ou d'inachèvements. »

Quand il se promène dans les rues, Cioran y voit des « gorilles »
qui semblent en avoir assez d'imiter les humains. Ce sera bientôt,
en déduit-il, l'« heure de la fermeture » dans les jardins d'Occi
dent. Et de dénoncer une planète « babylonisée », une société
bigarrée : « La possibilité même d'une multitude si hétéroclite
suggère que dans l'espace qu'elle occupe n'existe plus, chez les
autochtones, le désir de sauvegarder ne fût-ce que l'ombre d'une
identité. A Rome, au III e siècle de notre ère, sur un million
d'habitants, soixante mille seulement auraient été des Latins de
souche. Dès qu'un peuple a mené à bien l'idée historique qu'il avait
mission d'incarner, il n'a plus aucun motif de préserver sa
différence, de soigner sa singularité, de sauvegarder ses traits au
milieu d'un chaos de visages...»
.



L'empire à son apogée, sous Trajan

Dans une serre

Rome, bien sûr. Et l'on n'a pas de peine à retrouver dans le monde
antique, avec Épicure, avec le stoïcisme, avec les présocratiques,
les racines profondes de cette pensée qui n'a que l'apparence du
désespoir. Entre ce monde et le nôtre, Cioran fait d'ailleurs un
parallèle constant. Il écrit : « Le monde antique devait être
bien atteint pour avoir eu besoin d'un antidote aussi grossier que
celui qu'allait lui administrer le christianisme. »
Du coup, La
Croix le somme de s'expliquer. (Dans ce journal, on ne doute
vraiment de rien.)

Parallèle enfin entre la physiologie des sociétés, celle de
l'homme, et la sienne propre. (« Les individus, comme les empires
affectionnent une longue fin douteuse. »
). Ces comparaisons re
viennent sans cesse sous sa plume : notre dépendance par rapport
aux organes ! Et aussi l'aveu d'une piètre santé, d'innombrables
nuits blanches. Avec une autre physiologie, Cioran eût sans doute
écrit sur un autre ton. Il s'exclame : « Être un Barbare et ne
pouvoir vivre que dans une serre !»
Ce mot explique peut-être toutes
ses contradictions. On voit bien que Cioran « fanatique sans
credo », homme de passion qui ne se passionne pour rien, se bride à
chaque instant, et ne lance l'anathème que pour mieux faire taire ce
qu'il sent en lui. Il n'a jamais été, dit-il, que le « secrétaire de
ses sensations ». Qui ne l'est pas ? Tout discours est une
projection de nous-mêmes, tout discours prolonge notre être : corps,
âme et esprit liés - même et surtout les discours indirects.

C'est aussi pour cela que Cioran écrit des livres : « Pour me
libérer, affirme-t-il, pour me décharger de ce qui me pèse sur le
cœur et l'esprit. » Publier un livre, c'est objectiver son
contenu. « Cela m'indiffère de voir à la devanture d'une librairie
un ouvrage où j'ai confié des secrets, ajoute Gabriel Matzneff, et
pourtant j'aurais hésité avant même qu'il ne fût paru, à en confier
le manuscrit même à un ami très cher. »

Consolant suicide

Tout naturellement, nous en venons à parler du suicide. Cioran y
voit le « seul acte vraiment normal ». Il parle du « désir
légitime » de se tuer. Pline voyait dans la faculté de se donner la
mort « le plus grand bienfait qu'ait reçu l'homme » et plaignait les
dieux de ne pas posséder un tel privilège. « S'apitoyer sur l'Être
suprême parce qu'il n'a pas la ressource de se donner la mort !
s'écrie Cioran. Idée incomparable, idée prodigieuse, qui à elle
seule consacrerait la supériorité des païens sur les forcenés qui
devaient bientôt les supplanter. »

Je pose à Cioran cette question brutale : pourquoi ne se tue-t-il
pas ? En une phrase, il me donne une vraie réponse : « Sans l'idée
du suicide, je me serais tué depuis toujours. »
C'est seulement par
le suicide, explique-t-il, que l'homme peut vraiment, en toute
liberté, décider lui-même de son sort. Et seule cette idée, par un
paradoxe qui n'en est pas un, permet de supporter la vie. Ainsi le
suicide est doublement une solution : on se tue quand on ne peut
plus vivre - et si l'on peut vivre encore, c'est toujours l'idée du
suicide qui vous soutient : l'idée qu'au milieu de tant de boue,
cette issue-là, au moins, peut vous appartenir. Ce qui rejoint ces
mots de Nietzsche, placés par Matzneff en tête de son essai sur le
suicide chez les Romains (Le Défi, Table ronde, 1965 et 1977) : « La
pensée du suicide est une puissante consolation ; elle aide à passer
mainte mauvaise nuit. » Les chrétiens ont leurs livres d'humilité.
Moi, quand le cœur me gonfle, je relis du Cioran. Et d'abord cette
phrase, qui me convient si bien : « Ma mission est de tuer le temps
et la sienne, de me tuer à son tour. On est tout à fait à l'aise
entre assassins ».

Alain de Benoist

Video: Ţuţea si Cioran



Filmul "APOCALIPSA DUPA CIORAN" (fragmente) realizat de Gabriel Liiceanu si Sorin Iliesiu. Muzica (preluata din coloana sonora a filmului): Andrei Tanasescu.

Director: Gabriel Liiceanu si Sorin Iliesiu
Muzica: Andrei Tanasescu



Cioran - Librariile Humanitas

Cioran: martyr ou bourreau?


José Javier Esparza

Cioran: un hurlement lucide

S'il s'avère difficile d'écrire un article pour défendre Cioran (Cioran a-t-il besoin d'être défendu?), les problèmes s'accroisent encore si l'on tente le contraire, si l'on veut l'attaquer, soumettre sa pensée aux feux de la critique: il faut s'armer de courage pour s'en prendre à celui qui, sans nul doute, est à la mode depuis plus de dix ans. Lui présenter des "objections", c'est aller à contre-courant. Mais les reproches qu'on lui a adressés, reproches qui ont servi à mythifier à outrance cet "hétérodoxe de l'hétérodoxie" n'allaient-ils pas, eux, à contre-courant.


Un brilliant anti-système

Toute personne qui éprouve de la difficulté à se prononcer en toute sincérité contre Cioran n'a qu'une solution: tenter d'imiter ces hérétiques qui, soumis à la torture, ne persistaient dans leur hérésie que par bon goût. Et se répandre en louanges à l'endroit de Cioran pourrait sembler d'un mauvais goût comparable à celui qui tenterait d'ordonner en un système cohérent les écrits et les interjections mentales de celui qui a affirmé que "la pire forme de despotisme est le système, en philosophie et en tout".

L'avantage de l'anti-système est sa maigre vulnérabilité à toute attaque consistant en objections organisées systématiquement. On ne pourrait réfutur Cioran que de manière a-sysématique et toujours dans l'hypothèse douteuse que cette réfutation dépasse le discours du Roumain sur le point précis grâce auquel il arrive justement à séduire: "l'éclat".

On peut être brillant au départ de la "lucidité" et également au départ de la "foi", et même des deux à la fois (à la condition que cette cohabitation soit possible), du moment que l'on soit suffisamment subjectif. L'objectivité est rarement brillante et ne parvient jamais à être géniale. Installé dans la lucidité, Cioran a le privilège de devoir être subjectif par la force.

La lucidité et la subjectivité déployées par Cioran lui donnet la force suffissante pour faire face à ce qui se trouve devant lui, sans aucune aide ou échappatoire possible. Avec une sincérité qui épouvante, Cioran paraît même jouir de cette manière tourmentée par laquelle il s'inflige l'atroce nécessité de remâcher sans cesse ses interrogations -et même ses obsessions- essentielles: l'histoire, Dieu, la barbarie, le suicide, le scepticisme et autres labyrinthes. Ceux-ci sont brillamment exposés comme les dépouilles tirées d'un immense dépeçage où l'on aurait séparé les ordures philosophiques pour laisser, dénudé, ce que personne n'aurait imaginé être essentiel.


Volenté de style
"Mystère. Parole que nous utilisons pour tromper les autres, pour leur faire croire que nous sommes plus profonds qu'eux" (Syllogismes de l'amerture, 1952).

Les grands négociateurs professionels se distinguent avant tout par leur immense clarté dans la façcon d'exposer leurs hypothèses, à l'écart de la complexité de ce qu'ils pensent ou de ce qu'ils prétendent. Idem avec le style concis et simple de Cioran. Il ne perd pas son temps dans les arcades du langage et dans un discours prétendument "profond", et il va droit au but avec une précision de scalpel, dont on ne peut que faire l'éloge.

Ayant perdu la foi dans la grammaire ("Nous continuons à croire en Dieu parce que nous croyons encore en la Grammaire"), le Roumain connait bien les limites du langage auquel il doit forcément recourir. Aussi le domine-t-il. Le français n'est pas sa langue maternelle et cependant peu d'écrivains vivants le manient avec tant d'efficacité. La proposition de Wittgenstein -"tout ce que l'on peut exprimer, il est possible de l'exprimer clairement"- voilà ce qu'auraient dû méditer avec une plus grande attention ceux qui prétendent snober le style "superficiel" de Cioran.


Indépendance
Avec une sincérité totale, Cioran accepte le défi d'être inclassable. Un poids plus lourd qu'on pourrait l'imaginer: il n'est pas facile d'être apatride et, à la longue, rares sont ceux qui survivent "sans profession ou métier connu".

"Lunatique", "hétérodoxe": voilà, entre autres, les qualificatifs qui ont été appliqués à Cioran. par ceux qui sont parvenus, tant bien que mal, à le "classifier". Ce sont également les étiquettes qu'acceptent bon gré mal gré ces rares personnages de la vie réelle qui, tirant orgueil de leur extrême lucidité, doivent maintenir coûte que coûte leur acharnement rester digne d'éloges précisément parce qu'ils sont acharnés plus que de raison, demeurer indépendants, ne pas s'imposer ou ne pas accepter de se voir imposer une limite quelle qu'elle soit. Pendant la Renaissance, on appeleit "humaniste" l'homme non unidirectionnel. Cioran rejeterait sans aucun doute cette désignation avec véhémence; de la même façcon, il se moquerait très probablement de tout qui tenterait de le classer comme "réactionnaire", ou comme "sceptique", comme "païen" ou lui attribuerait d'autres étiquettes simplificatrices du même genre.

L'indépendance, comprise comme élimination progressive de tous points de référence, est un exercice douloureux, dont les douleurs ne disparaissent jamais. Difficile, par ailleurs, d'évaluer jusqu'à quel point le résultat obtenu compense le prix payé. De tous les génies du XIXième siècle, seul Wagner et Goethe se sont "bien débrouillés". Nietzsche, Hölderlin, Rilke et d'autres, nombreux, ont produit des écrits que l'on peut qualifier d'enviables. Et bien qu'ils puissent tous affirmer, avec Cioran, que "naître, vivre et mourir trompés, c'est ce que font les hommes", aucun d'entre eux, à l'évidence, n'a atteint l'indépendance à laquelle ils prétendaient parvenir; peut-être s'en sont-ils aprochés, certains plus que d'autres, mais il ne s'y sont jamais installés, n'ont pas eu les pleins pouvoirs de l'homme réellement indépendant.

Par rapport au XIXième siècle, le XXième siècle offre peut-être l'avantage d'être réellement plus indépendant (bien que cela soit également difficile). Mais les hommes moyens continuent encore à exiger de tout un chacin des "étiquettes", des "professions" ou des "métiers". Ces hommes moyens font montre d'une attitude proche de celle de ces Etats qui aspirent à tout contrôler dans la société. Ils ne se sentent à l'aise, face à une personne ou à une phénomène que s'ils peuvent le classer, lui donner un titre ou une étiquette, le conceptualiser. Titre, étiquette ou concept qui déterminera, par déduction, le type de relation qu'il faut avoir, au nom des conventions, avec l'étiquetté, le titré, le conceptualisé. "Les hommes ont besoin de points d'appui, ils veulent la certitude, quoi qu'il en coûte, même aux dépens de la vérité".

Le médiocre de notre temps tente d'ôter de sa vue, de ses pensées, tout ce qu'il ne comprend pas. Tout ce qu'il est incapable de comprendre. "Je suis comptable", "je suis advocat", "je suis vendeur" (parfois, plus souvent que nous ne l'imaginons, on recourt à l'euphémisme pour rendre digne un métier dont on perçoit bien les misères). Voilà donc les déclarations officielles à faire obligatoirement de nos jours en société.

Que des hérétiques comme Cioran ne confient pas au Saint Office Collectif leur titre de dépendance ou leurs numéros d'identification sociale, voilà que les soumettra irrémédiablement à la réprobation générale et même à l'isolement. Ils ne réveilleront que la curiosité du petit nombre, ou la sympathie de personnalités plus rares encore, mais ils devront constater et accepter d'être toujours observés (et même jugés) avec la même colère critique que l'on appliquait jadis aux pires des hérétiques. L'indépendance coûte cher.


Cioran, l'Anti-Faust
On a parlé de Cioran comme du porte-drapeau de la philosophie du renoncement, de la "non-action" et du désistement. Ceux qui décrivent Cioran de la sorte prétendant rapprocher notre exilé roumain de son maître Bouddha et n'oublient généralement pas de mentionner son célèbre adage: "Plus on est, moins on veut". Ou de nous rappeler, en guise de plaisanterie, sa description fort crue de l'acte d'amour: il s'agirait "d'un échange entre deux êtres de ce qui n'est rien d'autre qu'une variété de morve". Le rapport qui existe entre Cioran et l'idée d'action (ou si l'on préfère, le désir) est un rapport de conflit.

Personne ne niera que le principe faustien de la souveraineté de l'action soit radicalement opposé au scepticisme féroce de celui qui élève l'inaction au rang de catégorie divine. Et même si l'action et le goût pour l'action sont compatibles avec la lecture de Cioran, nous nous trouvons néanmoins en présence de deux extrêmes irréconciliables. Un livre de Cioran est inimaginable sur la table d'un broker de New York. Et personne n'aura l'idée saugrenue d'emmener des livres de Cioran lors d'une régate de voiliers, d'une expédition dans l'Himalaya ou d'une escapada avec une belle femme dont on vient de faire la connaissance. Cependant, les fanatiques de l'action les plus intransigeants pourront se lancer dans une activité exceptionelle, où ne détonneraient absolument pas certains pages de Cioran: traverser un désert.


Le poignard et les passions

Il n'y a pas de meillieure recette que le "désintérêt" pour "triompher" dans notre civilisation. Après avoir abjuré l'ambition de triompher, Cioran fonce avec autant de passion contre les créatures pétries d'illusions et contre les sous-produits du désintérêt. Le prix à payer, terrible, c'est l'"échec" sur le terrain des valeurs vitales. Et Cioran exhibe cet échec avec une ostentation impudique, au point d'insister sur le fait -sans nous convaincre, ceci dit pour faire son éloge- qu'il n'y a rien, pas même la publication et le succès de ses œuvres, qui compense son échec. Alors qu'il est parvenu à dire que "l'élégance morale authentique consiste en l'art de déguiser les victoires en déroutes".

Le verbe de Cioran distille la passion tous azimuts et même une véhémence manifeste. "Dans la colère, on se sent vivre", nous fait-il remarquer: mais c'est plus un conseil qu'une menace, car "si devant l'affront qui nous a été fait, en réfléchissant aux représailles, nous avons hésité entre la gifle et le pardon, cette hésitation, nous faisant perdre un temps précieux, aura consacré notre lâcheté. Il s'agit d'une hésitation aux conséquences graves, d'un maque qui nous écrase, alors qu'une explosion, même si elle se termine en quelque chose de grotesque, nous aurait soulagés. Aussi pénible que nécessaire, la colère nous empêche d'être prisonnier d'obsessions et nous épargne le risque de complications sérieuses: c'est une crise de démence qui nous préserve de la démence".

Un Cioran passionné est l'unique contre-poids qu'il a lui même inventé, dans la mesure où quelques-unes de ses propositions (voire la plupart d'entre elles) peuvent paraître inhumaines. Mais, qui plus est, sa passion est prétexte à justifier son comportement; ainsi, l'écrivain garde toute sa souveraineté, ce qui le rend plus accessible: "Il est déshonorant, il est ignoble de juger les autres; cependant, c'est ce que tout le monde fait et s'en abstenir revient à se trouver en dehors de l'humanité".

Cioran, passionné, qui connaît les forces que produit toute passion, cite le roi Ménandre quand il demande à l'ascète Nogarène ce qui distingue l'homme sans passion de l'homme passionné: "L'homme passionné, ô roi, quand il mange, aime la saveur et a la passion de la saveur; et l'homme sans passion goûte la saveur mais ne se passionne pas pour la saveur. Tout le secret de la vie et de l'art, tout ce qui est ici bas réside dans cette "passion de la saveur".

Pour la même raison, Cioran s'ingénie à rechercher des forces chez l'ennemi, celui dont il prendra soin et essaiera de ne pas perdre, celui qu'il -une fois et essaiera de ne pas perdre, celui qu'il -une fois de plus, tout comme Nietzsche- situera au même niveau qualitatif que l'ami, seul l'ennemi est digne de notre haine, cette haine précieuse "qui n'est pas un sentiment, mais une force, un facteur de diversité qui fait progresser les êtres aux dépends de l'être".


Nietzsche et Cioran
Après avoir bu jusqu'à satiété aux sources de la philosophie, Cioran lui tourne le dos mais sans l'abjurer complètement: "je ne suis pas philosophe", essaie-t-il de nous dire, en ajoutant encore que les sources de tout écrivain "sont ses hontes" (peut-être parce qu'il est conscient qu'on peut facilement le coincer: le renoncement, il le doit à Bouddha, aux gnostiques, à la mystique et surtout à Nietzsche, philosophe qu'il tente difficilement de renier).

La parenté de Cioran avec Nietzsche relève de ces choses que l'on cache sans pourtant cesser d'en être fier. Tous deux enfants de prédicateurs, confrontés à la mort contre la Croix. Tous deux s'auto-proclamant "non-philosophes": Nietzsche préférait qu'on l'appelle "psychologue", Cioran préfère qu'on ne lui donne pas de nom.


Leurs itinéraires vitaux (séparés dans le temps par un peu plus d'un demi-siècle) sont tous deux presque aussi pénibles. Bien que nous nous imaginions Nietzsche en train de concevoir ses écrits lors de longues promenades dans les lumineuses Alpes italiennes ("n'ont de valeur que les pensées faites en chemin") et bien que nous sachions que Cioran accède à la lucidité au fond de son obscure retraite parisienne, aucun des deux ne peut échapper à la malédiction paternelle: condamnés qu'ils sont à être, malgré eux, des "écrivains religieux". Perdus de manière irrémissible par un excès de sincérité, seul le rire les rachète tous deux, bien que de façon différente chez chacun d'eux. Nietzsche, en Allemand, nous parle sur un ton sérieux pour invoquer le rire ("nous devons considérer comme suspecte toute pensée qui ne nous ait pas fait rire") et accéder aux hautes sphères de la pensée. Cioran, dont la sourire se trouve dans le texte, se précipite de temps en temps dans les abîmes du doute et du scepticisme sans vouloir gagner ni hauteur ni monde: "Gagner le monde, perdre l'âme! J'ai atteint quelque chose de mieux: j'ai perdu les deux".


Rire souverain

"Pourquoi ne me suis-je pas tué? Si je savais exactement ce qui m'en empêche, je n'aurais plus de questions à me poser puisque j'aurais répondu à toutes" (Le mauvais démiurge). Il ne manque pas de raisons à ceux qui évitent Cioran de "le voir tout en noir". Il est certain que Cioran est un râleur, qu'il est tout sauf optimiste. Mais ce n'est pas une raison pour le considérer comme un écrivain "négatif".

Parce que Cioran affirme. Il affirme de manière répétée et accablante, bien que ce soit ex negatione, bien que ce soit en reniant. Cioran est le type du parfait pleurnicheur, bien sûr, mais à regarder de plus près, le rire n'est-il pas par hasard la musique de fond de tout son discours? Celui qui parvient à affirmer que "renier rajeunit", ou qui loue le "supplément d'anxiété" qui enrichit toute négation, ne cesse cependant pas de se délecter de temps en temps de l'ironie intentionnellement amère, au départ de laquelle il nous parle.

"A peine adolescent, la perspective de la mort me jetait dans ses transes; pour y échapper, je me précipitais au bordel où j'invoquais les anges. Mais, avec l'âge, on se fait à ses propres terreurs, on n'entreprend plus rien pour s'en dégager, on s'embourgeoise dans l'Abîme. Et s'il fut un temps où je jalousais ces moines d'Egypte qui creusaient leurs tombes pour y verser des larmes, je creuserais maintenant la mienne que je n'y laisserais tomber que des mégots" (Syllogismes de l'amertume).

Le sens de l'humeur est évident dans ce paragraphe comme dans beaucoup d'autres. Mais le rire de Cioran est également présent dans presque tout le rest de ses textes; il est audible des profondeurs pour le lecteur à l'oreille fine, capable de ressentir, avec Cioran, la souverainté indiscutable du rire sur tout autre état de pensée.


Le païen, le réactionnaire
Evidemment, la différence fondamentale existant entre ce qu'écrit Cioran et ce que l'on écrit sur Cioran est que sa pensée est originale. Alors, que dire du paganisme de Cioran? Et quel objet aurait une réflexion portant sur les éléments "réactionnaires" de son discours?

Ces deux facettes du sceptique, apparemment contradictoires, sont l'envers et le revers d'une même pièce de monnaie avec laquelle Cioran joue à pile ou face en énonçant ses propositions.

Cioran joue, avant tout; qui est, au fait que sa méthodologie soit fondamentalement ludique, il faut ajouter que son attitude face à ce jeu est la plus positive que l'on puisse imaginer (qui accusait Cioran être négatif/négativiste?). En effet, c'est là l'attitude de celui qui ne cache nullement son propre jeu. Pour cette raison même, faire 'apologie de ce que Cioran apporte à la sensibilité païenne (spécialement dans son Mauvais démiurge) ou à la pensée réactionnaire (surtout dans son Essai sur la pensée réactionnaire et ses réflexions sur Joseph de Maistre), ou s'en prendre à ce double apport, sera toujours une tâche nettement moins digne que celle de transcrire, sans plus, quelques-unes de ses réflexions les plus éloquentes.

Voici donc deux commentaires sommaires. Le premier présente de l'intérêt pour le lecteur espagnol (en Espagne, croyants ou non, nous sommes tous catholiques) et désire souligner de quelle manière Cioran met en évidence les éléments salutaires du paganisme qui ont perduré dans le catholicisme orthodoxe. Il n'attaque pas les protestants avec la même virulence que Nietzsche mais l'on ressent très bien sa répulsion face au plus monothéiste des monothéismes, au moins méditerranéen des christianismes.

On pourrait esquisser un autre commentaire réservé, cette fois, aux sympathisants de la "nouvelle droite" ou de la "nouvelle culture" (qui peuvent être des Espagnols ou d'autres Européens) en affirment que, en matière de paganisme, Cioran ré-ouvre à nos investigations des galeries entières de la pensée qui ne s'étaient jamais fréquentées, étaient restées hermétiquement fermées les unes aux autres, du moins au niveau de l'écrit. Ces lieux de la pensée, laissés en jachère et redécouverts par Cioran, béneficient de la publicité faite par ses partisans, notamment ceux des "nouvelles droites"; du coup, ils n'ont pas tardé à recevoir la visite de nombreux "touristes intellectuals", originaires de diverses "nouvelles" idéologies. Bon nombre des appaorts doctrinaux dus aux autres auteurs de la "nouvelle droite" ou "nouvelle culture" doivent reconnaître leur filiation par rapport aux œuvres de Cioran. Filiation partagée notamment par un païn comme Pessoa.


Des paroles de plus ...

En toute vraisemblance, Cioran parviendra à exercer, qu'il le veuille ou non, une influence croissante sur les "cultures de la nouvelle barbarie" qui paraissent désormais s'établir en Europe. Parallèlement -bien que de manière asymétrique- à Nietzsche qui annonçait avec fracas le "surhomme" aristocratique. Cioran ne se contente pas de prophétiser une nouvelle barbarie, également antimessianique et de vocation païenne, mais, dirait-on, semble vouloir lui donner de l'essor. Il limite en cela une technique de prophète, ressemblant tellement à celle du conseiller en bourse qui raconte que telle ou telle action va monter, conscient que son pronostic poussera à acheter la valeur dont la cotation monte. Dans le dernier tiers du XXième siècle, la cote de valeurs comme "la nouvelle barbarité" ou "le nouveau nomadisme" commence à augmenter et pourrait bientôt s'emballer. Mais peu de gens savent déjà où obtenir des informations à leur sujet, quels signes les définissent et quels événements les précèdent. Cioran est un de ceux, très rares, qui ont interprété certaines notes relatives à ces nouvelles valeurs.

Interpréter: voilà ce que fait Cioran. Et le fait en utilisant le code du scepticisme. Scepticisme pour partie double. Scepticisme qui n'est plus seulement un exercice de dé-fascination mais en plus, en toute conscience, un jeu.

Mais comme tout jeu, celui de Cioran manque d'une finalité qui ne soit pas celle de son propre jeu. Pour cette raison, en annonçant la "nouvelle barbarie", Cioran ne prophétise pas. Il propose. Il existe une phrase de Cioran, annonçant cette nouvelle barbarie. Une phrase qui synthétise en une ligne tous les lextes sensés et toutes les réflexions ennuyeuses des aspirants à la philosophie, qu'ils soient bien ou mal intentionnés. C'est une phrase inquiétante... Un éclair de lucidité que Cioran parvient à articuler en mots, en un torrent de sincérité démultipliée.

On ne doit pas épargner au lecteur la citation de cette phrase, qui met un point final de manière catégorique et immédiate à cet article sur l'écrivain, le penseur, le mystique, qui a affirmé que: "toute parole est une parole de plus".

Luis Fraga

(Texte paru dans Punto y Coma, n°10, printemps 1988; trad. franç.: Nicole Bruhwyler).

Article issu de Orientations (Robert Steuckers), Wezembeek-Oppem, Belgique, n°13, Hiver 1991-1992

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Mystiques et Conquérants: Cioran et l'histoire d'Espagne

Anti-dogmatique, Cioran ne cache pas sa répugnance à "l"esprit de système" et aux idéologies en vigueur. Nihiliste, il professe un pessimisme anthropologique radical qui se traduit par un mépris pour la conception linéaire de l'Histoire, pour l'idéologie du Progrès et pour les Utopies consolatrices. Viscéralement contradictoires, il concilie son paganisme avec une admiration pour les mystiques. Face aus despotisme de la Raison, il préfère le combat jusqu'à l'exaltation du Héros. Il avoue sa faiblesse pour les vieilles dynasties et les empires, tronc réel de l'Etre des peuples. Dans ce sens, l'Espagne comme peuple Elu, celle des Conquérants et des Mystiques, est le paradigme d'inadaption face au courant actuel de la civilisation. Elle incarne la tragédie, le vertige devant le néant et le non-sens face à l'optimisme hédoniste et sédatif de l'Occident. Terre des paradoxes vierges, l'Espagne est le dernier bastion de la Liberté.

Rares sont les auteurs qui, comme Cioran, se sont vus qualifier de nihiliste avec tant de force et d'insistance par les philosophes bien-pensants. Ce Roumain établi en France est, en réalité, l'un des esprits les plus libres de notre époque. Un homme qui parvient à criminaliser le fait même de la naissance ("tout être venu au monde est un maudit") et pour qui la vie est "extraordinaire et nulle", un homme dont les livres s'intitulent, par exemple, De l'inconvénient d'être né ou Précis de décomposition, sera toujours éloigné des idéologies en vigueur. "Plutôt dans un égoût que sur un piédestal", voilà son choix. Lire Cioran est une expérience catartique; il nous pose simplement les questions que seuls nous ne nous serions jamais posées: "Penser, c'est creuser, se creuser".

On trouve chez Cioran une multitude de sujets qui l'obsèdent. Mais il les aborde tous de la même façon: "Etre un agent de la dissolution d'une philosophie, d'un pouvoir, peut-on, s'imaginer orgueil plus triste et plus majestueux?" Le thème de la décadence des civilisations est cependant celui qu'il absorbe le plus souvent. Avec au départ son pessimisme anthropologique radical, sa perte de foi en l'Homme en tant qu'être prométhéen - parce qu'il s'est éclipsé-, possédé par la "douleur de l'être", notre auteur se moque, sans pitié, de l'idée de Progrès, de "l'oecuménisme de l'illusion" qui s"ensuit et il ne voit dans l'Histoire qu'un "cloaque d'utopies". Mais même de cette façon, il cultive avec passion tant la philosophie de l'histoire que l'histoire des civilisations dont il tire une bonne partie de sa philosophie: "A cause de mon préjugé pour tout ce qui termine bien, m'est venu le goût des lectures historiques", (De l'inconvénient d'être né, désigné ensuite par IEN). Et dans se cadre, il a rapidement découvert sa "faiblesse pour les dynasties condamnées, pour les empires qui s'écroulent" (IEN).


Rageusement contradictoires

Il est certainement difficile d'exposer clairement les idées contenues dans l'œuvre de Cioran: "la pire forme de despotisme est le système, en philosophie et en tout" (IEN). Ce qu'il dit au sujet de Nietzsche, on peut également le lui appliquer: "Rien de plus irritant que ces œuvres dans lesquelles se coordonnent les idées frondeuses d'un esprit qui a aspiré à tout, sauf au système. A quoi sert de donner une apparence de cohérence à celles de Nietzsche (…)? Nietzsche est un ensemble d'attitudes et chercher en lui une volonté d'ordre, une préoccupation pour l'unité implique qu'on le diminue" (La tentation d'exister, désigné ensuite par TE). Nous trouvons dans son œuvre des prises de position franchement contradictoires. Rageusement contradictoires. Prenons comme exemple son attitude vis-à-vis du christianisme: "Tout ce qui demeure encore vivant dans le folklore est antérieur au christianisme, c'est la même chose pour tout ce qui demeure encore vivant en nous" (IEN). Mais ce critique féroce du christianisme, dominé par la nostalgie des dieux païens, fait preuve d'une admiration illimitée pour les mystiques espagnols et il arrive à écrire: "Si j'avais vécu aux débuts du christianisme, je crains que j'aurais subi sa séduction" (IEN). Contradiction insoluble? Peut-être pas. Cioran n'évalue pas le christianisme comme une ensemble idéologique dans ces manifestations historiques mais comme la forme par laquelle ces idées ont été vécues chez les premiers chrétiens et chez les mystiques.


Eloge de l'irrationalisme

Retournons maintenant au fil de l'argumentation. En dépit de sa complexité et de sa contradiction, if faut énoncer quelques postulats fondamentaux de la philosophie de Cioran avant d'aborder notre sujet, du moins telles que se présentent pour moi ces idées-forces.

"Créateur de valeurs, l'homme est l'être délirant par excellence" (Précis de décomposition, désigné ensuite par PD), écrit Cioran. Il maudit ce délire? Oui et non. "La vie se crée dans le délire et se défait dans la dégoût" (PD). Sans doute, comme on l'a déjà vu, son pessimisme anthropologique est-il radical: "La science prouve notre néant". Mais "qui en a tiré la dernière leçcon"? (PD). De là sa dévotion manifeste pour Diogène. Le seul philosophe qui mérite toutes ses louuanges: "Il fut le seul à nous révéler le visage répugnant de l'homme" (PD).

Mais, Cioran maudit-il tous les types d'hommes? Seul le Héros mérite son estime car c'est une figure humaine que notre civilisation occidentale a éliminée: "La psychologie est la tombe du héros. Les milliers d'années de religion et de raisonnement ont affaibli les muscles, la décision et l'impulsivité aventureuse" (PD). Face au philosophe et à l'écrivain, face à l'homme raffiné qui vitupère, Cioran s'émerveille du "vrai héros qui combat et meurt au nom de son destin, non pas au nom d'une croyance" (PD).

Cette estimation du rôle du héros repose sur l'idée que la vie est inconcevable sans lutte. la lutte constitue l'essence de la vie, tant des peuples que des hommes: "Lorsque les animaux cessent de ressentir une crainte mutuelle, ils tombent dans le stupidité et acquièrent cet aspect déprimé que présentent les parcs zoologiques. Les individus et les peuples offriraient le même aspect si un jour ils parvenaient à vivre en harmonie" (IEN). On trouve donc chez Cioran une nostalgie du Héros et des temps de lutte, une nostalgie que luî-même vit intérieurement: "Etre de natural combatif, agressif, intolérant et ne pouvoir se réclamer d'aucun dogme!" (le mauvais démiurge, désigné ensuite par MD). Les idéaux disparaissent, tout comme ceux qui luttaient pour eux, mais jamais n'arrivera pour cela la paix utopique universelle: "Et qui veut encore combattre? Le héros est dépassé, seul la boucherie est en cours" (Contre l'Histoire, désigné ensuite par CH). Le passage de guerrier des Croisades au soldat manipulant des missiles intercontinentaux: voilà le fruit de la civilisation occidentale qui en prétendant éradiquer le conflict, a instauré l'extremination.

Pour Cioran, toute la décadence de notre civilisation a une origine claire: "La raison (est) la rouille de notre vitalité" (TE). Mais ce n'est pas tout. Cioran ne voit nulle part les avantages de cette civilisation construite sur le rationalisme: "Nos vérités n'ont pas plus de valeur que celles de nos ancêtres. Après avoir remplacé leurs mythes et leurs symboles, nous nous croyons plus avancés; mais ces mythes et ces symboles n'expriment pas moins que nos concepts (...) et si les dieux n'interviennent plus dans les évévements, ces événements n'en son pas plus explicables ou moins déconcertants pour cela (...) car la science ne les capte pas plus intimement que les récits poétiques" (PD).

Par conséquent, Cioran rejette toutes les tromperies du Progrès, ce fruit de la raison: "Hegel est le grand responsable de l'optimisme moderne. Comment ne vit-il pas que la conscience change seulement de formes et de modalités mais ne progresse en rien?" De ce fait, il ne croit pas dans la linéarité et dans le finalisme historiques; le devenir est innocent: "Que l'Histoire n'ait aucun sens est quelque chose qui devrait nous réjouir" (PD).


Contre le système

Chaque culture, chaque peuple, doit exprimer un ensemble organique de valeurs, celui qui lui est propre. Tout universalisme moral finit par corroder le peuple qui le pratique. Voilà la tragédie de l'Europe: "Depuis le siècle des Lumières, l'Europe n'a pas cessé de détruire ses idoles au nom de l'idée de tolérance (...). En effet, les préjugés -fictions organiques d'une civilisation- en assurent la durée, en conservent la physionomie. Elle doit les respecter, sinon tous, du moins ceux qui lui sont propres et qui, dans le passé, avaient pour elles l'importance d'une superstition ou d'un rite" (TE). Dans un monde comme le nôtre, qui bafoue les mythes et les rites, quels que soient ceux-ci, Cioran adopte la position: "Une civilisation commence dans le mythe et finit dans le doute" (CH) en passant par le rationalisme corrosif. Donc sans ces mythes, les peuples perdent le nord. Sans leurs propres dieux, les civilisations perdent le sens de leur existance. Rome déjà a payé cher cette erreur: "Abandonner les dieux qui firent Rome, c'était abandonner Rome elle-même" (MD). Il serait intéressant de signaler que dans la substitution du paganisme par le monothéisme judéo-chrétien, Cioran voit, précisément, une des causes de la décadence de notre civilisation, à laquelle le polythéisme donnait une expression authentique: "plus on reconnait de dieux, mieux on sert la Divinité (...) Le polythéisme correspond mieux à la diversité de nos tendances et de nos élans (...). Le dieu unique rend la vie irrespirable (...) le monothéisme contient en germe toutes les formes de tyrannie" (MD).

Au milieu d'une civilisation que s'autocorrode dans san niaiserie, Cioran, clairvoyant, émet un verdict brutal sur notre culture: "L'Occidant, une pourriture qui sent bon, un cadavre parfumé" (IEN).

La nostalgie est un sentiment capital chez Cioran. Nostalgie du héros, du mythe et également d'une Europe qui a disparu. Le Christianisme et les Lumières ont annihilé sa vitalité, lui ont arraché sa force et le sens de son existence. "Occident? Un possible sans lendemain" (CH).

Evidemment, Cioran ne pèche pas par ethnocentrisme. L'influence de la philosophie des religions orientales est palpable dans ses livres et en divers endroits de son œuvre. Il affirme que l'Européen-occidental, sa philosophie, sa science, sa morale, ne se situent pas au-dessus des autres peoples (Une seule exception: il pense que rien n'est supérieur à la musique européenne). Mais ce polycentrisme culturel ne constituera pas un obstacle (peut-être s'agit-il plutôt de sa conséquence) à l'expression de son angoisse face à la décadence de l'Europe et des Européens, "acculés à l'insignifiance, Helvètes en puissance" (CH). Finalement, L'urope a créé quelque chose de fondamental pour Cioran: la Liberté. Une Liberté qui était complète dans le paganisme, quand les humains étaient des dieux mortels et les dieux, des hommes immortels; quand l'homme par conséquant pouvait essayer de se dépasser puisque rien, au-dessus de lui ne pouvait l'arrêter. Auhjourd'hui, de cette idée païenne de la Liberté, il ne reste qu'une ombre pâlie: la démocratie parlementaire: "Merveille qui n'a plus rien à offrir, la démocratie est à la fois le paradis et la tombe d'un peuple" (CH).

Il ne reste aujourd'hui de l'Europe qui a vécu la Liberté que son reflet dans un verre déformant: le consumérisme hédoniste et vide de l'American Way of Life: "L'Amerique se dresse devant le monde comme un néant impétueux, comme une fatalité sans substance" (TE). Qui donc viendra en Europe, qui prendra la relève? "Tant de conquêtes, d'acquisitions, d'idées, où vont-elles se perpétuer? En Russie? En Amérique du Nord? L'une et l'autre ont déjà tiré les conséquences du pire de l'Europe... L'Amérique latine? L'Afrique du Sud? L'Australie? C'est de ce côté qu'il faut, semble-t-il, attendre la relève. Relève caricaturale. L'avenir appartient à la banlieue du Globe" (TE).


Peuples possédant un destin

Cioran a analysé avec passion le destin historique des grands peuples européens: la Grèce, Rome, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie,... En tant que Roumain, membre d'un "peuple sans destin" (PD), il a toujours vécu, comme il l'écrit dans IEN: "en révolte perpétuelle contre mon ascendance, toute la vie j'ai désiré être autre; Espagnol, Russe, (...), tout, excepté ce que je suis". L'Espagne a particulièrement attiré l'attention de Cioran. Quelle en est la raison? Peut-être son ascension fulgurante et sa longue décadence sont-elles destinées à captiver tout spécialement cet amoureux des crépuscules: "La lumière se prostitue à mesure qu'elle s'éloigne de l'aube et que le jour avance et elle ne se rachète - éthique du crépuscule - qu'au moment de disparaître" (IEN).

Peut-être est-ce parce que l'Espagne a su créer les mythes littéraires qui l'ont captivé le plus: "Vivre signifie: créer et espérer, mentir et se mentir. Pour cette raison l'image la plus véridique qui se soit jamais créée de l'homme est encore celle du Chevalier à la triste Figure (...). Poussière éprise de fantasmes, tel est l'homme: son image absolue, d'idéal ressemblant, s'incarnerait dans un Don Quichotte vu par Eschyle" (PD).

Ou c'est peut-être la viguer extraordinaire dont a fait preuve un pays pauvre en ressources, presque vide d'habitants, situé à la périphérie de l'Europe et qui, pourtant, fut près de conquérir le monde entier au nom de ses idéaux. "Chaque peuple traduit dans le devenir et à sa manière les attributs divins; l'ardeur de l'Espagne demeure pourtant unique; eût-elle été partagée par le reste du monde que Dieu serait épuisé, démuni et vide de Lui-même. Et c'est pour ne pas disparaître que dans ses pays if fait prospérer - par autodéfense - l'athéisme (...) Il redoute l'Espagne comme il redoute la Russie: il y multiplie les athées (...) Toute Sainteté est plus ou moins espagnole: si Dieu était Cyclope, l'Espagne lui servirait d'œil" (PD).

Ou peut-être simplement parce que le cycle historique d'apogée et de décadence de l'Espagne, qui dépasse celui de l'Europe dans son ensemble, a pour lui une valeur paradigmatique, maximale lorsque l'Espagnol est pleinement conscient de sa décadence, ce qui n'arrive pas avec les autres Européens. "Une civilisation, en fin de parcours, d'anomalie heureuse qu'elle était, en vient à se fâner dans la règle (...) elle se roule dans l'échec et transforme son destin en problème unique. De cette obsession de soi-même, l'Espagne offre le modèle parfait. Après avoir connu, au temps de Conquistadores, une surhumanité bestiale, elle s'est mise à remâcher son passé, (...), à laisser moisir ses vertus et son génie; au contraire, amoureuse de son crépuscule, elle l'a adopté comme nouvelle suprématie. Comment ne pas pas percevoir que ce masochisme historiques cesse d'êter une singularité espagnole, pour se transformer en climat et en recette de caducité d'un continent?" (CH).


Espagne, splendeur et délire

Les deux peuples européens qui obsèdent Cioran sont les peuples russe et espagnol, car tous deux "sont tellement obsédés par eux-mêmes qu'ils s'érigent en problème unique" (TE). Cioran est spécialement fasciné par l'attitude des Espagnols face à la décadence de leur pays: "L'Espagne se penche sur soi (...) Elle eut, elle aussi, des débuts fulgurants, mais ils sont bien lointains. Venue trop tôt, elle a bouleversé le monde, puis s'est laissé choir: cette chute, j'en eus un jour la révelation. C'était à Valladolid, à la Maison Cervantès. Une vieille, d'apparence quelconque, y contemplait le portrait de Philippe III: 'C'est avec lui qu'a commencé notre décadence!'. J'étais au vif du problème. 'Notre décadence!' Ainsi donc, pensais-je, la décadence est en Espagne, un concept courant, national, un cliché, une devise officielle. La nation qui, au XVIième siècle, offrait au monde un spectacle de magnificence et de folie, la voilà réduite à codifier son engourdissement. S'ils en avaient eu le temps, sans doute, les derniers Romains n'eussent-ils pas procédé autrement; remâcher leur fin, ils ne pouvaient: les Barbares les cernaient déjà. Mieux partagés, les Espagnols eurent le loisir (trois siècles!) de songer à leurs misères et de s'en imprégner. Bavards par désespoir, improvisateurs d'illusions, ils vivent dans une sorte d'âpreté chantante, de non-sérieux tragique, qui les sauve de la vulgarité, du bonheur et de la réussite. Changeraient-ils un jour leurs anciennes marottes contre d'autres plus modernes, qu'ils resteraient néanmoins marqués par une si longue absence. Hors d'état de s'accorder au rythme de la "civilisation", calotins ou anarchistes, ils ne sauraient renoncer à leur inactualité. Comment rattraperaient-ils les autres nations, comment seraient-ils à la page, alors qu'ils ont épuisé le meilleur d'eux-mêmes à ruminer sur la mort, à s'y encrasser, à en faire une expérience viscérale? Rétrogradant sans cesse vers l'essentiel, ils se sont perdus par excès de profondeur. L'idée de décadence ne les préocuperait pas tant si elle ne traduisait en termes d'histoire leur grand faible pour le néant, leur obsession du squelette. Rien d'étonnant que pour chacun d'eux, son pays soit son problème. En lisent Ganivet, Unamuno ou Ortega, on s'aperçoit que pour eux l'Espagne est un paradoxe qui les touche intimenent et qu'ils n'arrivent pas à réduire à une formule rationnelle. Ils y reviennent toujours, fascinés par l'attraction de l'insoluble qu'il représente. Ne pouvant le résoudre par l'analyse, ils méditent sur Don Quichotte, chez lequel le paradoxe est encore plus insoluble, puisque symbole... On ne se figure pas un Valéry ni un Proust méditant sur la France pour se découvrir eux-mêmes: pays accompli, sans ruptures graves qui sollicitent l'inquiétude, pays non-tragique, elle n'est pas un cas: ayant réussi, ayant conclu son sort, comment serait-elle 'intéressante'"? (TE).

Cependant, notre pays et la Russie n'intéressent pas Cioran uniquement parce que "l'évolution normale de la Russie et de l'Espagne les ont menées à s'interroger sur leur propre destin" (TE); cette question présente beaucoup d'intérêt pour celui qui, comme lui, s'interroge sans cesse sur le destin de notre civilisation européenne.

Ce n'est pas uniquement notre décadence qui le fascine. L'Espagne Impériale, celle des Conquistadors et des Mystiques, lui offre d'exemple le plus achevé d'une époque remplie où il aurait aimé vivre: "C'est le mérite de l'Espagne de proposer un type de développement insolite, un destin génial et inachevé. (On dirait un Rimbaud incarné dans une collectivité). Pensez à la frénésie qu'elle a déployée dans sa poursuite de l'or, à son affalement dans l'anonymat, pensez ensuite aux conquistadors, à leur banditisme et à leur piété, à la façon dont ils associèrent l'évangile au meurtre, le crucifix au poignard. A ses beaux moments, le catholicisme fut sanguinaire, ainsi qu'il sied à toute religion vraiment inspirée" (TE).

A propos de ces dernières lignes, il convient de signaler que, contrairement aux moralistes en vogue, Cioran ne va pas condamner ni la volonté d'expansion ni l'esprit agressif des peuples et des cultures: "Une civilisation n'existe et ne s'affirme que par des actes de provocation. Commence-t-elle à s'assagir? Elle s'effrite" (TE).


Conquête et Inquisition, vices grandioses

Alors que philosophes et historiens, nationaux et étrangers, nous décrivent avec horreur la Conquête de l'Amerique ou la répression religieuse de l'Espagne de la Contre-Réforme, Cioran prend une attitude radicalement opposée: "La conquête et l'Inquisition, - phénomènes parallèles issus des vices grandioses de l'Espagne. Tant qu'elle fut forte, elle excella au massacre, et y apporta non seulement son souci d'apparat, mais aussi le plus intime de sa sensibilité. Seuls les peuples cruels on l'heur de se rapprocher des sources mêmes de la vie, de ses palpitations, de ses arcanes qui réchauffent: la vie ne dévoile son essence qu'à des yeux injectés de sang... Comment croire aux philosophes quand on sait de quel regards pâles elles sont le reflet? L'Habitude du raisonnement et de la spéculation est l'indice d'une insuffisance vitale et d'une détérioration de l'affectivité. Pensent avec méthode ceux-là seuls qui, à la faveur de leurs déficiences, parviennent à s'oublier, à ne plus faire corps avec leurs idées: la philosophie, apanage d'individus et de peuples biologiquement superficiels" (TE).

C'est la perte de leur capacité de dominer, de leur disposition à s'imposer, au delà des conceptions humanitaristes, au delà de rêves irénistes, qui ruine les civilisations: "Depuis qu'une (nation) a abandonné ses desseins de domination et de conquête, le cafard, ennui généralisé, la mine. Fléau des nations en pleine défensive, il dévaste leur vitalité; plutôt que de s'en garantir, elle le subissent et s'y habituent au point de ne plus pouvoir s'en dispenser. Entre la vie et la mort, elles trouveront toujours assez d'espace pour escamoter l'une et l'autre, pour éviter de vivre, pour éviter de mourir. Tombées dans une catalepsie lucide, rêvant d'un statu quo éternel, comment réagiraient-elles contre l'obscurité qui les assiège, contre l'avance de civilisations opaques? La tension spirituelle et physique des époques de conquête, comme celle des instants créatifs, épuise rapidement les énergies des peuples et des hommes: "Pourquoi la peinture hollandaise ou la mystique espagnole ont-elles été florissantes un instant? (...) Des tribus aux instincts impérieux s'agglutinent pour former une grande puissance; arrive le moment où, résignés et titubants, elles aspirent à un rôle subalterne. Quand on ne sait plus être l'envahisseur on accepte d'être invalide" (CH).

Cioran admire deux choses en Espagne: sa période de splendeur et sa décadence. Il est arrivé à notre patrie comme "à tout peuple (qui), à un moment déterminé de sa course, croit être choisi. Cependant c'est quand il donne le meilleur et le pire d'eux-mêmes" (IEN). Et parmi les meilleures choses que l'Espagne ait données, on trouve sa mystique religieuse chrétienne même si cela paraît bizarre chez un Cioran agnostique et paganisant. Evidemnent ce n'est pas le contenu chrétien qui l'intéresse mais l'intensité du sentiment, sa volenté de conquête: "Mais se méprendre sur la mystique que de croire qu'elle dérive d'un amolissement des instincts, d'une sève compromise. Un louis de Léon, un Saint Jean de la Croix couronnèrent une époque de grandes entreprises et furent nécessairement contemporains de la Conquête. Loin d'être des déficients, ils luttèrent pour leur foi, attaquèrent Dieu de front, s'appropriètent le ciel. Leur idôlatrie du non-vouloir, de la douceur et de la passivité les garantissait contre une tension à peine soutenable, contre cette hystérie surabondante dont procédait leur intolérance, leur prosélytisme, leur pouvoir sur ce monde et sur l'autre. Pour les deviner, que l'on se figure un Fernand Cortès au milieu d'une géopgraphie invisible" (TE).

On l'a déjà vu, Cioran est captivé par l'image de la décadence. "Comment ne pas s'éprendre des grands couchers de soleil? L'enchantement moribond qui entourne une civilisation, après qu'elle ait abordé tout les problèmes et les ait faussés merveilleusement, offre plus d'attraits que l'ignorance inviolée par laquelle elle a débuté" (PD). La longue agonie de l'Espagne, sa 'sortie de l'Histoire' a modelé un type humain: "Il est à peu près impossible de parler avec un Espagnol d'autre chose que de son pays, univers clos, sujet de son lyrisme et de ses réflexions, province absolue, hors du monde. Tour à tour exalté et abattu, il y porte des regards éblouis et moroses; l'écartèlement est sa forme de rigueur. S'il accorde un avenir, il n'y croit pas réellement. Sa trouvaille: l'illusion sombre, la fierté de désespérer; son génie: le génie du regret. Quelle que soit son orientation politique, l'Espagnol ou le Russie qui s'interroge sur son pays aborde la seule question qui compte à ses yeux. On saisit la raison pour laquelle ni la Russie ni l'Espagne n'ont produit aucun philosophe d'envergure. C'est que le philosophe doit s'attaquer aux idées en spectateur; avant de les assimiler, de les faire siennes, il lui faut les considérer du dehors, s'en dissocier, les peser et, au besoin, jouer avec elles; puis, la maturité aidant, il élabore un système avec lequel il ne se confond jamais tout à fait. C'est cette supériorité à l'égard de leur propre philosophie que nous admirons chez les Grecs. Il en va de même pour tous ceux qui s'attachent au problème de la connaissance et en font l'objet essentiel de leur méditation. Ce problème ne trouble ni les Russes ni les Espagnols. Impropres à la contemplation intellectuelle, ils entretiennent des rapports assez bizarres avec l'Idée. Combattent-ils avec elle? Ils ont toujours le dessous; elle s'empare d'eux, les subjugue, les opprime; martyrs consentants, ils ne demandent qu'à souffrir pour elle. Avec eux, nous sommes loin du domaine où l'esprit joue avec soi et les choses, loin de toute perplexité méthodique" (TE).

D'après Cioran, la pensée faible (soft), les idées froides ne sont pas faites pour les Espagnols. "Avant, quand Sainte Thérèse, patronne de l'Espagne et de ton âme, te prescrivait un trajet de tentations et de vertiges, l'abîme transcendant témerveillait comme une chute des cieux. Mais ces cieux ont disparu -comme les tentations et les vertiges- et les fièvres d'Avila se sont éteintes dans son cœur froid" (PD).

Nous savens que Cioran est un pessimiste presque absolu. Mais lui, qui a écrit que "l'arbre de la Vie ne connaîtra plus le printemps, est désormais une souche sèche" (PD), a dit aussi que "vivre équivaut à l'impossibilité de s'abstenir" (CH). Voilà la grande angoisse qui l'accable. Qui nous accable: "Comment se mettre à réparer les dommages quand, comme Don Quichotte sur son lit de mort, nous avons perdu -au bout de la folie, épuisés- vigueur et illusion pour affronter les chemins, les combats et les échecs" (PD).

L'histoire seulement donne raison au pessimisme: "Ma mémoire accumule des horizons engloutis" (MD). Le christianisme, qui nous a parlé de notre salut en termes moralisateurs humanitaristes et comme un fait individuel, nous a écartés des grands destins collectifs et de la possibilité de dépasser notre condition trop humaine en établissant une frontière absolue entre l'humain et le divin. Les lumières de la Raison, celle de l'Aufklärung, nous ont uniquement dévoilé les ténèbres. Cioran a osé appeler les problèmes par leur nom. L'homme européen sera-t-il capable de dépasser son nihilisme et son angoisse, d'abandonner la nostalgie pure?

Carlos Caballero

(Texte paru dans Punto y Coma, n°10, printemps 1988; trad. franç.: Nicole Bruhwyler).

Article issu de Orientations (Robert Steuckers), Wezembeek-Oppem, Belgique, n°13, Hiver 1991-1992

Emil Cioran, ou De l'inconvénient de survivre…

Rien de tel quelquefois qu'un étranger pour dire leur fait aux Français. Le ci-devant Roumain Emil Cioran n'est pas né francophone, il l'est devenu en payant au prix fort des nuits blanches un exil longtemps ingrat. Pour autant, Précis de décomposition, De l'inconvénient d'être né ou La tentation d'exister sont loin de n'être que des odes amères au désespoir, voire à la simple lucidité. Ce ne sont rien tant que des provocations à l'enthousiasme, des défis à l'émerveillement… bien sûr déçus. Ne nous y trompons pas, c'est la déception, mieux que le pessimisme, qui fit la substance de La tentation d'exister* d'où nous tirons les passages ci-dessous, inspirés par ce que nous fûmes.

" Celui qui appartient organiquement à une civilisation ne saurait identifier la nature du mal qui la mine. Son diagnostic ne compte guère; le jugement qu'il porte sur elle le concerne; il la ménage par égoïsme. Plus dégagé, plus libre, le nouveau venu l'examine sans calcul et en saisit mieux les défaillances. Si elle se perd, il acceptera au besoin de se perdre aussi, de constater sur elle et sur soi les effets du fatum. Des remèdes, il n'en possède ni n'en propose. Comme il sait qu'on ne soigne pas le destin, il ne s'érige en guérisseur auprès de personne. Sa seule ambition: être à la hauteur de l'Incurable. "

Incurable, la France?
" Une civilisation n'existe et ne s'affirme que par des actes de provocation. Commence-t-elle à s'assagir? Elle s'effrite. Ses moments culminants sont des moments redoutables, pendant lesquels, loin d'emmagasiner ses forces, elle les prodigue… Lorsqu'on désire l'anonymat, on est las de servir de modèle, d'être suivi, singé: à quoi bon tenir encore salon pour amuser l'univers? Ces lapalissades, la France les connaît trop bien pour se les redire. Nation du geste, nation théâtrale, elle aimait son jeu comme son public. Elle en est excédée, elle veut quitter la scène, et n'aspire plus qu'aux décors de l'oubli… Son dégoût de ses anciennes ambitions d'universalité et d'omniprésence atteint de telles proportions, qu'un miracle seul pourrait la sauver d'une destinée provinciale. "

Incurable ­ et c'est là notre sujet d'inquiétude ­ cette langue française que Cioran a, lui aussi et parfois mieux que nous, prise à bras-le-corps et appris à aimer ?

" Après avoir fréquenté des idiomes dont la plasticité lui donnait l'illusion d'un pouvoir sans limites, l'étranger débridé, amoureux d'improvisation et de désordre, porté vers l'excès ou l'équivoque par inaptitude à la clarté, s'il aborde le français avec timidité, n'y voit pas moins un instrument de salut, une ascèse et une thérapeutique. A le pratiquer, il se guérit de son passé, apprend à sacrifier tout un fonds d'obscurité auquel il était attaché, se simplifie, devient autre, se désiste de ses extravagances, surmonte ses anciens troubles, s'accommode de plus en plus du bon sens, et de la raison; du reste, la raison, peut-on la perdre et se servir d'un outil qui en demande l'exercice, voire l'abus ? " Nous aurons reconnu Cioran en cet " étranger " qui nous décrit les minutes rigoureuses de son parcours.

Incurable, le verbe français ? ou incurable, le verbe, " affadi au service de doctrines et de chimères opposées à son génie " ? Reconnaissons qu'on n'a plus grand-chose à lui faire dire à l'heure où les images et les basics l'ont détrôné. Qu'a-t-il à dire après les images partiales à force d'être partielles qui accompagnent les guerres médiatisées d'aujourd'hui ? Qu'a-t-il à dire après une publicité étudiée pour être aussi percutante que celle d'un Benetton ? D'aucuns ont prétendu que le français serait sauvé par les autoroutes de l'information; encore faudrait-il qu'elles recourussent au verbe! Rien ne ressemble moins à une langue que le français des messageries télématiques et l'anglais d'Internet. Que voulez-vous que le verbe (français et même anglais) fasse là où une langue est réduite au minimum obligé de mots au service d'une communication en style télégraphique? Pauvre verbe, privé du charme même de l'agonie !

Et imagine-t-on la langue française sans référence et révérence au verbe ? " Quand on songe qu'en d'autres temps une métaphore boiteuse discréditait un écrivain, que tel académicien perdit la face pour une impropriété ou qu'un mot d'esprit prononcé devant une courtisane pouvait procurer une situation, voire une abbaye (ce fut le cas de Talleyrand), on mesure la distance qu'on a parcourue depuis… Pays des mots, la France s'est affirmée par les scrupules qu'elle a conçus à leur égard. De ces scrupules il reste des traces. Une revue, faisant en 1950 le bilan du demi-siècle, citait l'événement majeur de chaque année: fin de l'affaire Dreyfus, visite du Kaiser à Tanger, etc. Pour 1911, elle note simplement: ”Faguet admet le malgré que.” A-t-on ailleurs porté pareille sollicitude au Verbe, à sa vie quotidienne, aux détails de son existence ?… "

" Parler de décadence dans l'absolu, ne signifie rien; liée à une littérature et à une langue, elle ne concerne que celui qui se sent attaché à l'une et à l'autre. Le français se détériore-t-il? Seul s'en alarme celui qui y voit un instrument unique et irremplaçable. Peu lui chaut qu'à l'avenir on en trouve un plus maniable, moins exigeant. Quand on aime une langue, c'est un déshonneur de lui survivre. "

Cioran est mort voici un peu plus de deux ans, à l'orée de l'été 1995…

Philippe Loubière

* La tentation d'exister Gallimard 1956

La découverte de Cioran en Allemagne

Cioran, inclassable philosophe, Roumain exilé à Paris, sceptique et mystique à l'écriture limpide, n'a pas encore trouvé beaucoup de biographes; Outre-Rhin, il commence à intriguer; il devient l'objet d'études minutieuses, de spéculations audacieuses. Parmi celles-ci, l'oeuvre de Cornelius Hell, natif de salzbourg, formé dans l'université de sa ville natale; Hell a enseigné à Vilnius en Lithuanie soviétique et est l'auteur d'un livre consacré à la mystique, au scepticisme et au dualisme de Cioran.

Difficile à cerner, la pensée de Cioran se situe in toto dans ces trois univers dualiste, mystique et sceptique. A la question que lui posaient des journalistes allemands du Süddeutsche Zeitung: "Etes-vous un sceptique ou un mystique?", Cioran répondit: "Les deux, mon ami, les deux". Comment décortiquer cet entrelac philosophique et métaphysique? Hell croit pouvoir apporter une réponse. La pensée dualiste de Cioran lui donne les catégories nécessaires à décrire le monde en tant que situation, à saisir la condition humaine. Le scepticisme indique la voie pour trouver la thérapeutique. La mystique, pense Hell, sert à déterminer les objectifs positifs (pour autant que l'on trouve des onjectifs positifs à déterminer dans l'oeuvre de Cioran).

Cette tripartion de l'oeuvre de Cioran peut nous apparaïtre assez floue. Le Maître parvient à échapper à toutes les classifications rigides. Reste une tâche à accomplir, à laquelle Hell s'essaie: repérer les influences philosophiques que Cioran a reçues. Pour lui, l'homme a tout de l'animal et rien du divin mais le théologien analyse mieux notre condition que le zoologue. L'homme a échappé à l'équilibre naturel, par le biais de l'esprit, ce trouble-fête. L'homme est donc tiraillé entre deux ordres irréconciliables. Pour Hell, cette vision de la condition humaine se retrouve chez Kleist, dans son "Marionettentheater" et, plus récemment, chez cet héritier de la tradition romantique que fut Ludwig Klages. Pour ce dernier aussi, la conscience, l'esprit, trouble l'harmonie vitale. Klages comme Cioran partagent la nostalgie d'une immersion totale de l'être humain dans un principe vital suprapersonnal. Klages comme Cioran critiquent tous les deux la fébrilité, la vanité et la pretention activiste de l'homme, notamment dans la sphère politique.

On pourrait, poursuit Hell, rapprocher Schopenhauer de Cioran car les deux philosophes rejettent la volenté et la thématique du péché originel. Hell mentionne également les influences de Simmel, de Spengler, d'Elias Canetti et d'Adorno. Les sources françaises de la pensée de Cioran doivent être recherchées, elles, chez Montagne et Pascal. Face à Sartre et Camus, ses contemporains, la position de Cioran se résume en une phrase: "Pour moi, Sartre n'a rien signifié. Son oeuvre m'est étrangère et sa parution ne m'intéresse pas… Il serait pour un existentialisme objectif. Dans ce cas, je qualifierai le mien de "subjectif". J'ai, moi, une dimension religieuse. Lui n'en a certainement aucune". Quant à Camus, sa conclusion dans "La Peste" se situe aux antipodes de la pensée de Cioran, puisqu'il affirme qu'il y a davantage à admirer chez l'homme qu'à mépriser.

Pour Hell, c'est le néo-conservatisme allemand d'un Gerd-Klaus Kaltenbrunner et d'un Armin Mohler qui a contribué à mettre l'oeuvre de Cioran en valeur Outre-Rhin. Ce néo-conservatisme et cette "Nouvelle Droite", issue de sa consoeur parisienne, ont attiré les regards sur ce marginal des années 50 et 60.

En résumé, une analyse philosophique profonde et une mise en perspective prometteuse.

Luc Nannens

La découverte de Cioran en Allemagne, Luc Nannens.
Article issu de Vouloir, Wezembeek-Oppem, Belgique, n°25/26, Janvier/Fevrier 1986. p.15.

Hommage à Emile Cioran

Au beau milieu de notre sociéte de consommation et de plaisir, il était le héraut du declin et du doute. L'écrivain roumain Emile Cioran est mort à Paris, à l'âge de 84 ans, le 20 juin 1995. Rien que les titres de ses livres, Précis de décomposition, Syllogismes de l'amerture ou De l'inconvénient d'être né, pourraient déclencher une depression. Face à un homme comme Cioran, qui, selon sa propre confession, considère toute rencontre avec un autre homme est une sorte de "crucifixion", on est en droit de se poser la question que Nietzsche lui-même nous a suggérée: comment est-il devenu ce qu'il était?
Déja à l'âge de dix ans, Cioran a vécu une sorte d'exclusion du Paradis. Il a dû quitter le monde de son enfance pour s'en aller fréquenter le lycée de Sibiu. Cioran décrit ce grand tournant de sa vie d'enfant: "Quand j'ai dû quitter ce monde j'avais le net pressentiment que quelque chose d'irréparable venait de se produire". Cet "irréparable" était très étroitement lié au monde simple des paysans et des bergers de son village natal. Plus tard, Cioran s'est exprimé sans ambigüité sur le monde de son enfance: "Au fond, seul le monde primitif est un monde vrai, un monde où tout est possible et où rien n'est actualisable".

Autre expérience décisive dans la vie de Cioran: la perte de la faculté de sommeil à l'âge de 20 ans. Cette perte a été pour lui "la plus grande des tragédies" qui "puisse jamais arriver à un homme". Cet état est mille fois pire que purger une interminable peine de prison. Voilà pourquoi son livre Sur les cîmes du désespoir a été conçu dans une telle phase de veille. Cioran considérait que ce livre était le "testament d'un jeune homme de vingt ans" qui ne peut plus songer qu'à une chose: le suicide. Mais il ne s"est pas suicidé, écrit-il, parce qu'il ne pouvait exercer aucune profession, vu que toutes ses nuits étaient blanches. Elles ont été à l'origine de sa vision pessimiste du monde. Et jamais, dans sa vie, Cioran n'a été contraint de travailler. Il a accepté toute cette "peine", cette "précarité", cette "humiliation" et cette "pauvreté" pour ne pas devoir renoncer à sa "liberté". "Toute forme d'humiliation" est préférable "à la perte de la liberté". Tel a été le programme de sa vie, aimait-il à proclamer.

Avant d'émigrer en France en 1937, Cioran écrivait Larmes et Saints, un livre qu'il considérait être le résultat de sept années d'insomnie. Ce que signifie l'impossibilité de dormir, Cioran l'a exprimé: la vie ne peut "être supportable" que si elle est interompue quotidiennement par le sommeil. Car le sommeil crée cet oubli nécessaire pour pouvoir commencer autre chose. Ceux qui doivent passer toutes leurs nuits éveillés finissent par segmenter le temps d'une manière entièrement nouvelle, justement parce que le temps semble ne pas vouloir passer. Une telle expérience vous modifie complètement la vie. Tous ceux qui veulent pénétrer dans l'oevre de Cioran, doivent savoir qu'il a été un grand insomniaque, qu'il en a profondément souffert.
Les nuits de veille de Cioran sont aussi à l'origine de son rapport particulier à la philosophie. Celle-ci ne doit pas aider Cioran à rendre le vie "plus supportable". Au contraire, il considère que les philosophes sont des "constructeurs", des "hommes positifs au pire sens du terme". C'est la raison pour laquelle Cioran c'est surtout tourné vers la littérature, surtout vers Dostoïevski, le seul qui aurait pénétré jusqu'à l'origine des actions humaine. La plupart des écrivains de langues romanes ne sont pas parvenu à une telle profondeur, écrivait Cioran. Ils sont toujours resté à la surface des choses, jamais ils n'ont osé s'aventurer jusqu'aux tréfonds de l'âme, où l'on saisit à bras de corps le "démon en l'homme".

1937 a aussi été l'année où Cioran a dû reconnaître que la voie religieuse et mystique lui était inaccessible. Comme il le constatait rétrospectivement, il n'était tout simplement "pas fait pour la foi". Car avoir la foi était au fond un don, écrivait Cioran, et on ne peut pas vouloir croire, ce serait ridicule.

Quand on prend connaissance de cet arrière-plan, on ne s'étonnera pas que Cioran revient sans cesse sur son expérience de "néant", du "néant" qui ne devient tangible que par 'ennui. Du point de vue de Cioran, on ne peut supporter la vie que si l'on cultive des illusions. Et si l'on atteint la "conscience absolue", une "lucidité absolue", alors on acquiert la "conscience de néant" qui s'exprime comme "ennui". Cependant, l'experience de l'ennui découle d'un doute, d'un doute qui porte sur le temps. C'est à se sentiment fondamental que pensait Cioran quand il disait qu'il s'était "ennuyé" pendant toute sa vie.

On ne s'étonne pas que Cioran avait un faible pour les cimetières. Mais ce faible n'a rien à voir avec les attitudes prises aujourd'hui par les Grufties. Pour notre auteur, il s'agissait surtout d'un changement de perspective. C'est justement dans une situation de douleur de l'âme, d'une douleur qui semble immense, démesurée, que le changement de perspective constitue la seule possibilité de supporter la vie. Quand on adopte la perspective du "néant", tout peut arriver. Dans une certaine mesure, on en arrive à considérer comme parfaitement "normal" la plus grande des douleurs, à exclure toutes les "déformations par la douleur" qui conduisent au "doute absolu".

Au cours des dernières années de sa vie, Cioran n'a plus rien écrit. Il ne ressentait plus "l'impérativité de la souffrance" qui fut toujours le moteur de sa production littéraire. Peut-être a-t-il tiré les conséquences de ses propres visions: nous vivons effectivement dans une époque de surproduction littéraire, surproduction absurde, totalement inutile.

Michael Wiesberg
Hommage à Emile Cioran, Michael Wiesberg.
Article issu de Junge Freiheit, Berlin, Allemagne, n°27/1995
Nouvelles de Synergies européennes, N°13, Forest/Vorst, Belgique, Août 1995. p14-15.

Vom Glück bedroht

Selbst E.M. Cioran, traurigster Denker des 20. Jahrhunderts, wurde mal vom Glück bedroht

...Nur Lebensablehnung, nur Einsamkeit und Trauer. Cioran ist so sehr in seine Traurigkeit versunken, daß es manchmal wie von selbst aus ihm zu trauern scheint: „Ich lebe in einer automatischen Traurigkeit, ich bin ein elegischer Roboter."
Und dann geschah das: Im Februar 1981 bekam er Post aus Deutschland. Es war nicht eines der üblichen Schreiben sympathisierender Selbstmordapologeten, die er in so großer, großer Zahl erhielt, sondern der Brief einer Verehrerin, Friedgard aus Köln, die ihm mitteilte, sein Werk wirke auf sie erhebend und regenerierend, und es entwickelte sich eine Art Liebesgeschichte in Briefen, die Friedgard Thoma jetzt, sechs Jahre nach Ciorans Tod, als Buch herausgegeben hat.

Es ist: ein Liebesbuch, und es zeigt den Meister der Lebensverachtung in einer etwas peinlichen Lage: Cioran hatte sich in seine junge Verehrerin verliebt, sie trafen sich, sie machte ihm Hoffnungen, er war beglückt und schrieb: „Meine Skepsis, die bis jetzt so behilflich war, scheint mich verlassen zu haben." Aller Verzweiflungsschutz war fort, sogar der Zynismus hat ihn verlassen...

...noch radikaler als in den Cahiers sehen wir den Unglücksmeister in einer Pose, in der er sich nur ungern sehen lassen wollte. Mitunter fast als glücklicher Mensch, zumindest als ironiebereiter, großer Durchhalter: „Es lohnt sich zu leben", schreibt er...an die geliebte Friedgard... Am Ende also- der elegische Roboter im Glück?...

Franfurter Allgemeine Sonntagszeitung
25.11.2001

Liebe - was immer darunter zu verstehen ist

Im Bonner Weidle Verlag erscheint der Briefwechsel zwischen E. M. Cioran und Friedgard Thoma

Bonn. Emile M. Cioran war einer der düstersten Philosophen des 20. Jahrhunderts - davon zeugen schon die Titel seiner Werke wie "Auf den Gipfeln der Verzweiflung" oder "Vom Nachteil, geboren zu sein". Zeit seines Lebens pflegte er das Image des "Berufsskeptikers", des am Leben Überdrüssigen, für den Existenz vor allem Leid und Einsamkeit bedeutet. Umso bemerkenswerter ist jetzt die Veröffentlichung eines Briefwechsels zwischen ihm und der Kölnerin Friedgard Thoma. In dem Buch "Um nichts in der Welt" wird Cioran als durchaus lebensbejahender, in die junge Verehrerin glühend verliebter Mann gezeigt.

Friedgard Thoma hatte dem Philosophen 1981, begeistert von seinen Werken, einen Brief geschrieben. Der damals 70-Jährige reagierte sofort und antwortete ihr persönlich - in deutscher Sprache, die er in seiner Heimat Siebenbürgen gelernt und bei einem späteren Aufenthalt in Berlin perfektioniert hatte. Er lud die mehr als 30 Jahre jüngere Philosophielehrerin zu sich nach Paris ein, wo er seit Ende der 30er Jahre lebte. Aus dem Besuch entwickelte sich eine enge Freundschaft, die bis zu Ciorans Tod im Jahr 1995 dauerte.

Dabei waren die gegenseitigen Erwartungen durchaus unterschiedlich. "Im allgemeinen mit/für den Frauen mit denen ich mich geistig verwandt fühle, habe ich keine sinnlichen Neigungen. Mit Ihnen möchte ich mich im Bett über ,Lenz' unterhalten", schrieb er ihr nach ihrem ersten Besuch in seinem fehlerhaften Deutsch. "Bitte achten Sie mich dennoch als den Menschen, der Sie liebt, was immer darunter zu verstehen ist", antwortete sie. Und später: "In Worten und Briefen bin ich bei Ihnen mehr zu Hause als in der nonverbalen Gestik der Zuneigung . . . Idiotischerweise hindert mich nur die unvermittelte physische Präsenz an der Unmittelbarkeit meiner Empfindung."

In den erklärenden Zwischenteilen des Buches drückt sie sich deutlicher aus. "Die tragische Situation war, dass ich das Einfachste nicht aussprechen wollte, sondern mich . . . brieflich sehr künstlich herumgewunden habe. Zwischen den Zeilen lese ich aber heute: Du bist alt, und ich bin jung! Ich kann Dich nicht so lieben wie du mich."

Cioran liebte also und litt. In zahlreichen Briefen an die Freundin spricht er von seiner Sehnsucht und Enttäuschung, von Eifersucht und Leidenschaft. Es ist ein anrührendes Zeugnis der Obsession eines alternden Mannes, und der sonst so abgeklärte Philosoph präsentiert sich immer wieder als höchst unsouverän. Kein Wunder also, dass der französische Verlag Gallimard, der Ciorans Urheberrechte vertritt, die Veröffentlichung des Briefwechsels kritisiert hat. Der Bonner Weidle Verlag, der Thomas Buch herausgegeben hat, wurde in mehreren Schreiben aufgefordert, das Buch zu vernichten.

"Wir haben das nicht getan", sagt Verleger Stefan Weidle. Er kritisiert die "Gralshüter" unter den Anhängern Ciorans, die sein Image als Menschenfeind und Weltverächter unter allen Umständen wahren wollten. Dabei handele es sich um Originaldokumente Ciorans - noch dazu um einige der wenigen in deutscher Sprache. "Er darf nicht einmal mit seiner eigenen Stimme sprechen", sagt Weidle.

Dabei sei das Buch nie peinlich, sondern zeige nur ein Stück von Ciorans Persönlichkeit, das man bisher nicht gekannt habe, sagt der Verleger. Ihm selber sei es bei der Veröffentlichung des Buches vor allem um das Beispielhafte an der Geschichte gegangen - junge Frau, alter berühmter Mann. "Man sieht die Sache sehr ungeschminkt." Der Briefwechsel gebe sehr offen Einblick in etwas, was man sonst nicht haben könne. Den "Cahiers 1957-1972" (Suhrkamp) fügt "Um nichts in der Welt - eine Liebe von Cioran" dem Bild der Persönlichkeit des Philosophen ein weiteres Teilchen hinzu.
Susanne Gabriel

Bonner General-Anzeiger
3.1.2002